Le 28 décembre 1895 marque la naissance du Cinéma en France. Louis et Auguste Lumière organisent ce jour-là la première projection payante publique d'images animées. Le public découvre avec émerveillement L'Arroseur arrosé, Le Repas de bébé, La Sortie de l'usine Lumière à Lyon. Mis à part le premier qui est considéré comme une comédie, ces films sont de nature documentaire et montrent simplement des scènes de la vie quotidienne. Georges Méliès, grâce à son imagination et son ingéniosité, fait du cinéma un art de l'illusion et réalise en 1902 le premier film de science-fiction, Le Voyage dans la Lune. Pourtant, l'Histoire a laissé dans l'ombre une autre pionnière du Cinéma à la créativité débordante, Alice Guy, qui n'est autre que la première femme cinéaste.

Elle avait seulement une vingtaine d'années lorsqu'elle devient secrétaire de direction au Comptoir général de photographie où elle fait la rencontre de Léon Gaumont. Ce dernier profitera d'une mauvaise gestion de la société pour la racheter et confie à Alice Guy la production de films visant à promouvoir ses caméras. En 1896, à seulement 23 ans, elle devient ainsi la première femme au monde metteuse en scène, scénariste et directrice de production, et La Fée aux choux le premier film fantastique de l'Histoire du Cinéma.

À cette époque, tout était à inventer, et la jeune femme semble avoir décelé les infinies possibilités qu'offrait cette nouvelle technologie. Montrer le quotidien ne l'intéresse pas, ce qu'elle veut, c'est raconter des histoires. Elle voit le Cinéma comme un nouveau moyen de divertissement. Alors que Gaumont n'était intéressé que par la vente de son matériel, la jeune femme l'a convaincu de tourner quelques scènes comiques, à condition que ce soit sur son temps libre. Elle se qualifie alors de "directrice de prises de vue" et choisit d'ajouter à son décor, qui est un vrai jardin, des choux géants fabriqués en bois et plâtre, et peints par son ami René Serand. Très poétique, ce film montre une fée (interprétée par elle-même) cueillant des nouveaux-nés dans les choux qu'elle présente à la caméra. Et ce fut évidemment un succès. Gaumont lance alors un service dédié aux productions de fictions, géré par la jeune femme.

Très vite, elle tourne beaucoup d'autres saynètes et se montre très créative. Au delà de la diversité des sujets abordés, d'un humour assumé (dans Madame a des envies, à voir ici, on découvre une femme enceinte aux comportements embarrassants), elle touche à beaucoup de techniques comme la colorisation, les gros plans et autres jeux de cadrage, et même le son synchronisé. Ce dernier se nomme alors phonoscène, une technique assez laborieuse utilisant un chronophone en même temps qu'une caméra, ce qui permet d'associer le son et l'image lors du tournage. Elle en tourne une centaine, avec souvent pour vedettes des chanteurs d'opéra ou populaires (un exemple colorisé ici), une sorte d'ancètre du clip-vidéo. Elle a même l'idée de faire réaliser le tout premier making-off d'un film, Alice Guy tourne une phonoscène, toujours dans l'optique de mettre en valeur le matériel utilisé.

Lorsqu'elle s'est retrouvée chez Gaumont, elle ne connaissait rien à la photographie. Elle a tout rapidement appris auprès de Frédéric Dellaye, un photographe avant-gardiste. La photographie et ce qui en découle, l'image animée, la passionnent. Le cinéma nait, les règles n'existent pas, tout n'est qu'expérimentation et nouveauté. Parmi les innovations qui lui sont attribuées, la production du premier péplum de l'histoire du Cinéma entre 1898 et 1899 se voit être le premier film traitant de religion incluant même des effets spéciaux. Alice Guy adapte la Passion du Christ telle une série, dont les 25 épisodes qui ont été vendus séparément forment un bout à bout d'une trentaine de minutes, une durée exceptionnelle pour l'époque. Sept ans plus tard, elle termine cette série par une production qu'on peut alors qualifier à gros budget, impliquant la participation de 300 figurants, 25 plans et plus de 600 mètres de pellicule, ce qui correspond à trente minutes de film.

Lorsqu'elle épouse Herbert Blaché, lui-aussi opérateur chez Gaumont, en 1907, une nouvelle aventure s'offre à elle. Le couple part s'installer aux États-Unis dans le but de promouvoir le chronophone de Gaumont, qui s'avèrera être un échec. Elle rebondit à cette mésaventure en fondant ses premiers studios, Solax Film Co en 1910 à Fort Lee. Au bout de deux ans, sa société de production devient l'une des plus influentes avant l'émergence d'Hollywood, en produisant rapidement trois films par semaine, jusqu'à engager plusieurs réalisateurs et une équipe d'acteurs pour répondre à tous leurs besoins. Quelques centaines de films plus tard, tout s'arrête pourtant en 1922. Suite à son divorce, elle se retrouve en plus ruinée par la mauvaise gestion des studios par son mari. A son retour en France, elle a du mal à s'imposer de nouveau dans l'industrie du Cinéma. C'est ainsi qu'Alice Guy tombe petit à petit dans l'oubli...

Ses films sont d'une grande créativité mais aussi présentent beaucoup d'avant-gardisme. Au fil des années, elle ne cesse d'améliorer sa technique en utilisant la double exposition, le split-screen et fait appel à des effets spéciaux de plus en plus ingénieux. Ses cadrages se précisent et n'ont rien à envier aux réalisations actuelles. Elle n'hésite pas à changer de plan autant de fois que nécessaire et sait utiliser le montage pour bien rythmer ses histoires. Même ses scenarii sont dès le début rédigés tels qu'on les fait aujourd'hui. Elle aborde des sujets variés, toujours dans l'idée de divertir et de raconter des histoires, que ce soit une simple comédie, un drame poignant, un instant poétique ou même des sujets plus engagés de société tels que l'immigration, la maltraitance infantile ou le féminisme.

Les réalisatrices sont toujours peu représentées de nos jours. Le Cinéma reste une industrie profondément masculine. Imaginons Alice Guy, qui n'avait pas trente ans lorsqu'elle se lance dans cette grande aventure au debut des années 1900. En 1906, elle signe une satire d'une modernité flagrante, Les conséquences du féminisme. Elle s'amuse à inverser les rôles des hommes et des femmes, ces messieurs repassant alors que ces dames fument le cigare. En un peu plus de six minutes, la réalisatrice arrive à critiquer une société patriarcale avec un humour atemporel.

Malgré près de 1000 films à son actif, dont la plupart ont disparu, toutes les innovations auxquelles elle a participé et une imagination débordante, Alice Guy est pourtant encore inconnue aujourd'hui. Ce lundi 22 juin, pour la réouverture des salles de cinéma, on peut découvrir un documentaire qui lui est consacré, Be Natural. Sa réalisatrice, Pamela B. Green, a mené une longue enquête afin de reconstituer la vie de cette pionnière du cinéma. Malgré une réalisation laborieuse beaucoup trop centrée sur les moyens de recherches et non les réelles découvertes, créant des longueurs inutiles en essayant de créer des suspenses ennuyeux ou faisant intervenir de trop nombreux professionnels du cinéma actuel qui n'apportent rien d'utile, chaque information donnée sur Alice Guy reste néanmoins passionnante. On voit notamment des passages d'interviews qu'elle a données en 1957 et 1964 où elle témoigne de sa carrière, ainsi que des extraits restaurés de plusieurs de ses films et autres documents photographiques.

Pour en savoir plus :

Be Natural, de Pamela B. Green, documentaire, 1h42, le 22 juin 2020 au cinéma
Le jardin oublié, La vie et l'œuvre d'Alice Guy-Blaché, de Marquise Lepage, documentaire, 52 min, 1995, disponible ici
Playlist d'une vingtaine de films d'Alice Guy, disponible sur YouTube, visible ici
Qui est Alice Guy ?, Les nuits de France Culture par Philippe Garbit, à écouter ici

Un ticket pour Alice Guy

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